Avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de vous remercier et au premier chef mon Ami Didier Minecci, de m’avoir invité ce soir à prendre la parole à Montréal pour vous entretenir d’un sujet qui ne peut laisser indifférent sous quelque latitude que ce soit et en tous cas pas à quelques encablures du grand et puissant voisin américain. Je suis de retour ici où j’ai assez souvent eu le bonheur de venir pour y rencontrer des Maçons québécois et j’ai même eu la chance de partager depuis les années 90 du siècle passé quelques complicités nourries de l’espoir de faire progresser le dialogue et, ce faisant, les idéaux de Liberté, Egalité et Fraternité. Et je l’ai fait avec d’autant plus d’humilité que je suis conscient de la complexité et du poids de l’histoire et de la situation particulière dans laquelle vous vivez ici, aux avant-postes.

 

Donc avant d‘aborder  cette tentative de mise en perspective partagée, je tenais à remercier les organisateurs de cette conférence de m’avoir convié à m’exprimer ici avant de me rendre ces prochains jours aux Etats-Unis pour y intervenir en public à la Grande Loge de New York ainsi qu’à  Baltimore , ville dont je suis citoyen d’honneur,  dans le cadre des escales accueillies grâce à la coopération établie avec l’organisation des American Friends of Hermione–Lafayette, principal sponsor de la reconstruction de la frégate Hermione. Cette mission d’accompagnement en terres américaines, je l’effectue cette fois au titre de mes fonctions au Grand Orient de France et de la délégation que m’a confiée le Grand Maître, Président du Conseil de l’Ordre, Daniel Keller. Ce soir, je vous apporte à tous et toutes aussi son salut car il porte une attention très soutenue à ce que vous faites au Canada aussi pour affirmer les valeurs et principes chers à notre Ordre. Le lien particulier avec la George Washington Union dont je suis garant d’amitié, fus les ré activateur en 1996 et dont j’ai le privilège d’être toujours Grand Maître d’honneur, introduit une dimension affective et fraternelle supplémentaire qui n’enlève rien au respect et à l’attention portée à toutes les composantes maçonniques du spectre local. Chacun a sa part de mérite auquel je rends hommage en réaffirmant mon souhait qui est aussi celui de Daniel Keller, de faire en sorte que le Centre de l’Union, expression d’une pluralité de sensibilités,  soit une réalité propice à l’affirmation de nos idéaux dans la meilleure acception de nos traditions bientôt vielles de trois siècles.

Mais puisque l’Hermione  est le prétexte de ma tournée et une sorte de lien, je dirai d’emblée qu’il y a là, à la  fois une part de notre mémoire maritime commune avec l’Amérique et de ce que la France de Louis XV avait choisi de faire pour venir en aide aux Insurgents en quête d’indépendance de la Couronne britannique. Et il se trouve aussi que les principaux acteurs, de part et d’autre de l’Atlantique, et aussi bien du côté anglais, étaient tous et jusqu’au dernier, des Francs-maçons. Benjamin Franklin, Ambassadeur à Paris des jeunes Etats-Unis d’Amérique, était lui-même aussi Vénérable de la fameuse Loge « Les Neuf Sœurs » à Paris , celle-là même où se côtoyaient les esprits les plus brillants tels que Voltaire, Diderot, tous artisans des Lumières et membres de l’ancêtre du Grand Orient de France, la première Grande Loge.

Nombreux étaient  les francs-maçons américains   qui avaient déjà été les principaux acteurs de séquences majeures de l’histoire de l’indépendance des Etats-Unis  proclamée à Philadelphie le 4 juillet 1776. C’est encore eux qui, à Yorktown, contraindront Cornwallis, soumis aux attaques conjuguées de La Fayette, George Washington et Rochambeau, à se rendre le 19 octobre 1781. La guerre n’est alors pas terminée mais, dès lors, l’Angleterre sait qu’elle l’a perdue. Je laisserai à d’autres, historiens plus qualifiés que moi pour en traiter, le soin de retracer ces pages de notre histoire, mais tenais à y faire ici référence pour rendre hommage au rôle essentiel qu’a joué l’Hermione, d’abord le 13 juillet 1780 en rade de Newport avec l’escadre de l’Amiral de Grasse, un autre éminent franc-maçon. Ce fut le  prélude à la victoire d Yorktown au terme d’une campagne qui aura duré 1 an, 11 mois et 15 jours.

Vous aurez bien compris après cette introduction faisant la part belle aux Francs-maçons, pourquoi il m’a semblé s’imposer de rappeler ici la part qu’ils ont toujours prise, dès les  premiers instants, à la genèse d’un rapport qui sera d’autant plus fort que George Washington et La Fayette établirent une relation d’amitié fraternelle peu commune. Dans une petite étude que j’ai consacrée, en 2007, à cette page d’histoire, pour marquer le 250ème anniversaire de la mort du Frère Gilbert du Mortier, Marquis de La Fayette j’écrivais : « essentiellement réputé comme héros de l’Indépendance américaine, La Fayette fut aussi un franc-maçon extrêmement actif. Et cet aspect des choses peut-être moins connu mérite d’être mis en lumière car il fut déterminant dans ses options en faveur de la cause des Insurgés. Il avait côtoyé Benjamin Franklin en loge à Paris et devant le Congrès américain il déclarait : « Du premier moment où j’ai entendu prononcer le nom de l’Amérique, je l’ai aimée ; dès l’instant où j’ai su qu’elle combattait pour la liberté, j’ai brulé du désir de verser mon sang pour elle ; les jours où je pourrai la servir seront comptés par moi dans tous les temps et tous les lieux, parmi les plus heureux de ma vie ». Avec La Fayette est véritablement née une légende franco-américaine reposant largement, cela vient d’être rappelé sur les liens étroits établis entre lui et Washington. Ils méritent sans doute d’être nuancés comme j’ai pu en juger en consultant les échanges de correspondances conservés à Washington par la société des Cincinnati. Mais une légende est née. Il n’existe aucun lieu aux Etats-Unis dans lequel on ne trouve pas trace de La Fayette figure emblématique. En 1779 déjà l’Ambassadeur de France à Washington écrivait à son sujet : «  sa conduite l’a rendu l’idole du Congrès, de l’armée et du peuple des Etats-Unis ». Le 7 juin 1777 il écrivait d’ailleurs à sa femme : « Défenseur de cette liberté que j’idolâtre, libre moi-même plus que personne, en venant offrir mes services à cette république (des Etats-Unis)si intéressante, je n’y porte nul intérêt personnel. Le bonheur de l’Amérique est intimement lié au bonheur de toute l’humanité ; elle va devenir le respectable et sur asile de la vertu, de l’honnêteté, de la tolérance, de l’égalité et d’une tranquille liberté ».

Je reprendrai ici volontiers à mon compte le titre éloquent d’un ouvrage qu’il lui a consacré, mon Ami Robert Kalbach,  expert incontestable en la matière: « L’Hermione, frégate des Lumières » pour  vous inviter dans son sillage à me suivre sur les traces d’une franc-maçonnerie américaine exposée aux défis d’un monde en mutation. Des mutations qui dans un univers globalisé induisent des effets qui se propagent comme les ondes dans les airs, comme sur les eaux. Il importe d’en mesurer les effets en gardant présent à l’esprit que les  relations maçonniques franco-américaines sont de tradition et depuis les origines, étroites et souvent tumultueuses ainsi que tributaires des aléas du temps.

Les rapports avec nos Frères américains nourrissent volontiers des représentations qui ne résistent pas toujours à la rigueur de l’analyse des historiens. Elles sont aussi, plus souvent que certains ne le supposent, le fruit d’enjeux n’intéressant pas le seul Grand Orient de France. Les interprétations qui ont fréquemment été faites des « ruptures » entre le Grand Orient de France et les Grandes Loges américaines ont sensiblement varié et n’ont pas nécessairement pris en compte une vérité première : même si le système de la régularité, ou plus précisément des règles de reconnaissance qui en découlent, n’est pas monolithique et autorise des Grandes Loges à une certaine plasticité dans leurs rapports, ce sont bien fondamentalement les règles édictées par la Grande Loge Unie d’Angleterre qui régissent toujours pour l’essentiel la jurisprudence de la commission de reconnaissance des Grandes Loges des Etats-Unis.  Nous venons d’entendre à la Bibliothèque Nationale à Paris, le 30 mai, John Cooper, ancien président de la conférence des Grandes Loges d’Amérique du Nord – je rappelle que le Canada en fait partie -  nous exposer avec son expérience et son esprit d’ouverture bien connu, les subtilités de cette mécanique fine. Ceux qui ont été témoins des déconvenues de la Grande Loge de France en 2003, lorsqu’elle croyait la partie gagnée, peuvent témoigner de la primauté des règles édictées par Londres en 1929, modifiées à plusieurs reprises et en dernier lieu en 1989. Elles trouvent invariablement peu ou prou leur application aux Etats-Unis comme au Canada. Et ce n’est pas le relatif assouplissement accordé en 2007 par le pro-Grand Maître de la Grande Loge Unie d’Angleterre qui y changerait grand-chose : ce qui compte, d’abord et avant tout,  c’est la reconnaissance par Londres sur la base des règles édictées à Londres, même si chaque Grande Loge nord-américaine garde une certaine  latitude d’application. Nous savons  comment se sont  déroulées les séquences de la relation entre le G.O.D.F. et la G.L.U.A. qui ne se sont jamais formellement reconnues.  S’agissant des Loges symboliques, et comme a pu l’établir Pierre Mollier, historien du GODF,  c’est l’échec, en 1776, d’une négociation amorcée en 1774 sur un projet d’accord formel de reconnaissance réciproque entre le Grand Orient de France et la Grande Loge Unie d’Angleterre qui a conduit cette dernière à adresser une circulaire aux Grandes Loges d’Irlande et d’Ecosse ayant pour effet de « couper les ponts ». Il est assez évident que le contexte politique du moment,  et notamment l’aide apportée par la France aux insurgés américains venant de conduire à une proclamation d’indépendance, n’était pas très propice à l’entente cordiale inter- obédientielle. Le refus alors par le Grand Orient de reconnaître la primauté de la Grande Loge de Londres, préalable posé avant que ne s’établissent des relations officielles qui n’avaient jamais existé, a fait le reste. Mais ceci n’avait  eu que peu de conséquences dans une Amérique alors en voie d’émancipation de Londres.

Au contraire, en 1828,  une « alliance d’amitié » avait été conclue solennellement entre les deux Suprêmes Conseils des Juridictions Sud et Nord des Etats-Unis d’une part et le Grand Collège des Rites du Grand Orient de France, de l’autre. Ce qui n’est guère surprenant tant le Rite Ecossais Ancien et Accepté est par essence un rite franco-américain lorsqu’on en connait la genèse à partir d’tienne Morin jusqu’à Charleston puis l’établissement à Paris par Grasse-Tilly. La rupture avec la Maçonnerie américaine n’est intervenue qu’en 1859. Elle avait été précédée à partir de 1832 de développements tumultueux qui en furent la véritable origine. Le Suprême Conseil de la Juridiction Nord s’était élevé avec vigueur contre la création à New-York par le F\ Clavel – présenté comme  « Délégué français » - d’un « Suprême Conseil Unifié » et d’une «  Grand Fusion and Union of the 33rd for the Western Hemisphere ». L’Autorité écossaise américaine se prévalant des termes du Traité d’alliance de 1828 avait finalement réagi  par un « Manifeste » daté du 1er mai 1845 dénonçant les activités du G.O.D.F.  Puis, en 1846,  la même  Juridiction avait adressé un balustre à la Juridiction Sud pour suggérer une alliance « contre tous les agresseurs et ennemis de notre chère institution » en s’élevant «  contre certains actes et des politiques du Grand Orient de France et du Suprême Conseil de France [en raison des encouragements apportés par eux à plusieurs reprises aux structures Cerneaux] » (sic). Il s’agissait cette fois, peut-on lire dans les actes du Suprême Conseil de la Juridiction Sud, de « l’introduction d’une forme concurrente et irrégulière de Maçonnerie du Rite Ecossais  par Joseph Cerneau («  Député Grand Inspecteur pour la partie nord de l’île de Cuba » pour le rite Morin) à la Nouvelle Orléans et même à Charleston, mobilisant l’essentiel de l’énergie du Suprême Conseil dans des activités défensives qui troublaient les candidats potentiels ». Mais certains auteurs relatent des initiatives bien plus précoces et rappellent comment dès 1806, Antoine Bideaud, membre du Suprême Conseil des « Iles Française des Indes Occidentales » avait posé les bases de ce qui devait devenir la «  Juridiction Nord », tandis que Joseph Cerneau devait constituer un  « Souverain Grand Consistoire des Sublimes Princes du Royal Secret ». Ces évolutions « erratiques » avaient eu pour conséquence provisoire que les Etats-Unis comptaient trois Suprêmes Conseils rivaux.

C’est en définitive en réaction à la création d’un Suprême Conseil de Louisiane et des démêlés remontant à 1832 qu’intervint la rupture. Elle fut d’ailleurs toute relative à en juger par l’invitation lancée le 27 décembre 1859 par Albert Pike en vue de la création d’une association internationale du Rite Ecossais Ancien Accepté, incluant dans ses destinataires aussi bien le Grand Collège des Rites, Suprême Conseil pour la France... établi au sein du Grand Orient de France, que le Suprême Conseil  des Souverains Grands Inspecteurs généraux du 33ème degré du REAA pour la France. Toujours est-il que le ferment de la rupture était bien là et qu’elle fut suivie progressivement par les  Grandes Loges américaines, certaines d’entre elles maintenant toutefois leurs relations jusqu’au début du XXème siècle et plus précisément jusqu’en 1913, comme l’attestent les recherches récentes conduites par Paul Bessel, chercheur et spécialiste de l’histoire de la franc-maçonnerie américaine, Officier de la Grande Loge de Washington, DC.

Au chapitre des rapports parfois agités entre puissances maçonniques américaines et françaises, il n’est pas superflu de rappeler que ce ne fut pas le privilège exclusif du G.O.D.F. On se souviendra comment en 1995 lors de la rencontre internationale des puissances écossaises des hauts Grades reconnues par la Juridiction Sud à Washington, le Grand Commandeur Fred Kleinknecht et Henri Baranger, pour le Suprême Conseil pour la France, eurent à s’affronter  au sujet de la prééminence juridictionnelle en Roumanie. Tandis que le Suprême Conseil français faisait valoir son leadership naturel dans l’espace européen du Rite Ecossais Ancien et Accepté, a fortiori dans un pays de tradition latine, le président de la puissance américaine n’entendait point céder une once de son nouveau périmètre d’influence en ex-Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin, fut-ce à un allié. Le Frère Baranger refusant d’obtempérer aux injonctions comminatoires du grand frère américain, les relations en furent un moment sérieusement affectées. L’histoire retiendra aussi que le Grand Commandeur Kleinknecht n’agissait pas seulement au titre de ses prérogatives maçonniques, celles-ci se confondant avec un rôle plus occulte au service de la Nation…la NSA n’en étant jamais bien loin. Tel un fil d’Ariane, nous retrouvons cette constante en bien des circonstances et pas seulement avec la France.

Mais au titre des aléas et des défis à relever aujourd’hui par la FM américaine, revenons un instant pour en évaluer les effets, sur l’évolution ou plutôt l’érosion des effectifs. Depuis l’indépendance des Etats-Unis, ils n’avaient  cessé de croitre et de prospérer (exception faite de la période de crise autour du scandale de l’affaire Morgan, à la fin du XIXème siècle) pour atteindre leur plus haut niveau  en 1959 avec plus de 4, 1 million de membres avant d’amorcer, depuis lors,  un déclin qui reste tout de même relatif et variable dans son amplitude d’une Grande Loge à l’autre. En effet, aujourd’hui on ne dénombre pas moins de 1, 5 millions de maçons américains, chiffre qu’il convient d’ailleurs de corriger, notamment si l’on y ajoute les obédiences noires non intégrées dans les statistiques. Pour autant il serait excessivement simplificateur d’y voir, comme certains l’affirment promptement, un naufrage de la maçonnerie américaine la condamnant inexorablement à disparaitre.

Le rythme de décroissance connaît un palier de ralentissement aujourd’hui. C’est à partir de 1964 que la courbe statistique a commencé à fléchir au rythme annuel moyen de trois pour cent et en 2000 ils n’étaient déjà plus que deux millions. Ces chiffres sont lissés et recouvrent des réalités contrastées d’un Etat à l’autre. La Californie, quatrième plus puissant réservoir maçonnique après la Pennsylvanie, l’Ohio et le Texas. Le nombre total de maçons américains était évalué au  31 décembre 2013 à quelque un million trois cent mille. Rapporté à la population des Etats-Unis le ratio moyen reste tout de même de 0.4 % à rapprocher de ceux des pays européens qui ne dépassent pas 0.25 % dans le meilleur des cas. Personne ne contestera le déclin significatif du nombre de maçons américains. Cependant, ce que certains qualifient un peu vite de « descente aux enfers » mérite donc d’être relativisé et peut s’expliquer à partir de plusieurs paramètres. Le premier est d’ordre quasi universel et touche à un phénomène de société induisant une désaffection générale dont souffre la vie associative dans un contexte de fortes sollicitations de toutes natures. Dans une société américaine où l’individu est plutôt jugé avec une bonne dose de pragmatisme sur ses « achèvements » et « performances » ou  réalisations concrètes, la place faite à l’engagement philosophique se rétrécit nécessairement. Par ailleurs, la fonction sociale primitive de la franc-maçonnerie américaine, suppléant longtemps aux déficiences de la puissance publique en matière sociale, médicale, sanitaire et d’éducation, trouve aujourd’hui ses limites avec des législations de protection notamment portées par l’administration Obama. Certaines niches traditionnelles d’activités qu’occupaient les loges et les frères américains sont heureusement comblées par des dispositifs se rapprochant de la couverture sociale dont bénéficient depuis fort longtemps  les Européens. Mais ces raisonnements ne suffisent pas à tout expliquer. Et après avoir consacré des réflexions à l’évolution de la franc-maçonnerie renvoyant à ce qui nous distingue et parfois nous oppose, avec deux conceptions de la tradition et de l’Ordre dans ses fondamentaux, le constat s’impose, sans aucune connotation d’arrogance, que par contraste, la franc-maçonnerie française, dans toutes ses composantes, continue de susciter un intérêt ne se démentant pas, y compris de la part des jeunes générations qui affluent vers les loges des différentes obédiences. Certes les contraintes fortes d’une vie quotidienne comme l’effet induit par une plus grande égalité des sexes conduisent les profanes à frapper un peu plus tard à la porte des Temples que ce n’était le cas il y a quelques décennies, mais l’afflux demeure et, indéniablement plus important, l’assiduité aussi.

Ce phénomène désormais constant d’érosion numérique du  corps maçonnique aux Etats-Unis, s’il semble réjouir certains contempteurs  qui en font une analyse sans nuance, ne peut ni ne doit nous laisser indifférents. En effet, tout ce qui affaiblit un des corps maçonniques, nuit à l’ensemble de la franc-maçonnerie à l’échelle universelle. Et nous en venons ici à la mise en perspective qui dépasse le spectre continental nord-américain. Il n’est plus question donc de se satisfaire d’une quelconque « Schadenfreude » et de considérer que l’espace ainsi libéré pourrait simplement être occupé par ceux qui ont une vision « progressiste » de l’Ordre. Une notion bien étrange – que d’aucuns croient pouvoir confondre avec le caractère « progressif » de la démarche initiatique --  et qui pourrait faire l’objet de l’approfondissement de réflexions conduites déjà ailleurs, la confusion des termes pouvant conduire tout droit vers de véritables malentendus et pas seulement sémantiques.

Mais regardons aussi de plus près la pression démographique de l’immigration et la difficulté à en prédire les effets. Depuis l’arrivée des premiers colons européens, au XVIème siècle, plus de 50 millions d’immigrants se sont installés aux États-Unis. Jusqu’en 1940, la grande majorité des immigrants venaient d’Europe. Peu nombreux jusqu’aux années 1830, ceux-ci arrivèrent massivement à partir de 1840-1850. D’abord anglo-saxonne, l’immigration s’élargit, dans le dernier quart du XIXème siècle, aux pays de l’Europe méditerranéenne (surtout l'Italie) et de l’Europe centrale (souvent originaires des pays slaves). Plus de 23 millions d’immigrants affluèrent entre 1880 et1920.

À partir des années 1920, les États-Unis, désireux de mettre un frein à l’immigration, établirent un système de quotas. La crise économique des années 1930 ne fit que renforcer cette tendance. Une nouvelle forme d’immigration se développa après la Seconde Guerre mondiale. Il s'agissait surtout des réfugiés politiques d’Europe de l’Est, des Cubains anticastristes à partir de 1960 et des boat people indochinois après 1974 (Vietnamiens, Laotiens et Cambodgiens).

Aujourd’hui, l’immigration provient essentiellement des pays du tiers monde : d'abord des Latino-Américains (surtout des Mexicains) et des Asiatiques (Coréens, Philippins, Vietnamiens, etc.). Dans les années 1990, un nouveau courant migratoire s’est développé en provenance des anciens pays de l’Europe communiste. Par ailleurs, l’immigration clandestine est probablement devenue plus importante que l’immigration légale. Mais par définition elle reste difficile à quantifier et les chiffres reposent donc sur des extrapolations sujettes à contestation. Il est communément admis qu’elle a encore augmenté depuis 1990, en raison de la crise économique que traverse l’Amérique latine, car plus de la moitié des clandestins viennent du Mexique.

Dans un pays qui établit des distinctions statistiques officielles que réprouveraient les nations européennes,  plus de 34 millions  de « noirs » furent recensés en  2000. Les minorités latinos représentent aujourd’hui plus de 38 millions de personnes aux États-Unis. On établit la distinction d’appellation selon les régions ou pays d’origine : Hispaniques  est le terme générique, tandis que pour désigner plus spécifiquement  les Américains d'origine mexicaine, on utilise le terme  Chicanos. Lors de la précédente décennie, entre 1990 et 2000, la minorité hispanique a progressé de 58 %, tandis que la croissance démographique générale s'élevait seulement à 13,4 %. Les Hispaniques sont donc devenus la première minorité du pays, dépassant de peu la communauté noire. Ils sont concentrés dans l'ouest et le sud des États-Unis, dont la moitié au Texas et en Californie, tout en progressant sensiblement dans les États de l'Illinois, de New York et du New Jersey. Les Mexicains (Chicanos) constituent le groupe le plus important (58 %), mais leur proportion diminue au profit des immigrants du reste de l'Amérique latine, du Sud et des Caraïbes. Par rapport à la majorité blanche, les Latinos ont choisi de se définir comme une minorité non blanche. Les Asiatiques dont les effectifs n’excédaient pas 1,5 million en 1960, sont à présent plus de  cinq millions, les communautés vietnamienne et  cambodgienne étant les  plus importantes. Les immigrants asiatiques se sont regroupés sur la côte ouest : ainsi, 70 % des immigrants d'origine japonaise résident en Californie et à Hawaï, alors que plus de la moitié des Chinois sont installés en Californie et à New York. Les projections démographiques les plus récentes prévoient d’ici 2050 un accroissement  total de 420 millions d'habitants aux Etats-Unis d’Amérique. Cette population  comporterait près de 105 millions de Latino-Américains, 60 millions d' « Afro-Américains »  et 35 millions d'Asiatiques. Dans moins de cinquante ans, la démographie des Blancs américains se réduirait ainsi à seulement 53 % de la population totale des USA.  Et d’ici 2090 leur part de la population  serait inférieure à 30%.  Les tenants d’une société reposant traditionnellement sur les « WASP » (Blanc, Anglo-saxon, Protestant) ont de quoi s’interroger sur leurs perspectives d’avenir dans un « melting pot » finissant. Déjà le sociologue américain Herman Sullivan préfère substituer à cette notion cinq catégories découlant de l'immigration américaine: il établit la distinction entre l'assimilation, l'acculturation, la domination, le bipartisme culturel et le rejet ségrégationniste. Les limites de cette conférence ne nous permettent pas d’entrer plus loin ici dans cette approche, mais elle est intéressante à plus d’un titre car elle est le reflet de l’Amérique réelle d’aujourd’hui et nous projette vers celle de demain. Chacun comprendra l’enjeu capital auquel sera confrontée la franc-maçonnerie américaine dans un profond bouleversement d’une société désormais  conduite à composer avec les apports culturels totalement exogènes et polymorphes. Mais aussi à affronter la montée en puissance de sectes religieuses qui prolifèrent et reviennent souvent avec les immigrés latinos, vivifiées après leur exportation en Amérique latine succédant à la désaffection catholique.  La constante spirituelle américaine trouve là une nouvelle dynamique dont il reste cependant difficile de mesurer les effets qu’elle aura ou  n’aura point dans l’évolution de la franc-maçonnerie de ce grand pays en perpétuel mouvement. Sur un autre plan, mais il n’est pas totalement neutre non plus, il est déjà devenu excessif d’affirmer aujourd’hui que les États-Unis formeraient encore une nation unilingue tant l’espagnol y a progressé, certes de façon inégale selon les Etats de l’Union, mais assez significativement pour avoir  eu raison du monopole de l’anglais. Même si dans l’absolu, il n’y a aucune fatalité à une corrélation entre ces évolutions démographiques américaines et leurs diverses conséquences, telles que les projettent aujourd’hui les prévisionnistes et les sociologues, il suffit de se baser sur le constat actuel des flux vers les loges qui eussent pu être source de régénération, ou plutôt de leur quasi absence, pour en prévoir qu’elles ne resteront pas sans impact pour la franc-maçonnerie américaine. Il s’agit là d’un défi tout à fait spécifique aux Etats-Unis qui paient le prix du « rêve américain » continuant de fasciner une bonne partie de la planète et en premier lieu les populations souvent démunies de son environnement continental interaméricain comme, à un moindre degré, celui du Pacifique.

Ce n’est pas  seulement en raison de ces perspectives démographiques et des effets qu’elles induisent et induiront plus encore demain, qu’il convient aussi de considérer l’évolution de la franc-maçonnerie américaine  pas seulement en termes quantitatifs. Quelles seront les conséquences des flux attendus et constituant déjà une tendance lourde ? L’Ordre maçonnique américain saura-t-il faire preuve de cette capacité constitue une des forces constantes de la Nation à intégrer ? Ou au contraire la thèse de Herman Sullivan prévoyant une segmentation accrue de la société américaine trouvera-t-elle sa traduction aussi dans la Maçonnerie aux effectifs de très loin encore les plus nombreux au monde ? Déjà, à ce dernier égard,  il convient de relativiser les chiffres et de les comparer en les rapprochant de quelques paramètres en permettant une plus juste appréciation. En effet, dans bien des cas, le nombre faisait parfaitement illusion. Si les tableaux d’effectifs nominaux restent tout à fait conséquents, nous avons vu précédemment que bien souvent les Maçons américains après être « entrés » en loge, nous dirions, après leur initiation, ne sont guère assidus. Rares sont les radiations pour cause d’inassiduité, et il y a là déjà un élément de distorsion non négligeable dans l’analyse des statistiques comparées avec la maçonnerie européenne. Il importe donc de ne prêter qu’une attention toute relative aux nombres de frères dont se prévalent les Grandes Loges et de s’intéresser plutôt aux grandes tendances, telles que le statisticien Paul Bessel nous les révèle dans ses études.

Aujourd’hui le nombre aurait plutôt tendance à faire place à la qualité, comme en témoignent les récents débats conduits par les Grandes Loges d’Amérique du Nord en février 2014. En effet, n’ont-elles pas osé franchir pour la première fois le Rubicon et  placer au centre de leurs  discussions des sujets jusqu’alors tabous, tels que de se fixer pour mission de concourir à restaurer l’esprit civique et de revendiquer le rôle de « boussole morale » en mettant en avant les vertus maçonniques ? Les Francs-maçons devenant donc acteurs du débat de société ou revendiquant leur vocation à être une sorte de « think tank »  annonçant le projet de se faire entendre dans l’Agora car faisant la différence !  Ce qui advient aujourd’hui n’est pas le fruit du simple hasard. C’est que des Francs-maçons américains ont accédé à des fonctions à partir desquelles ils ambitionnent d’engager l’Ordre dans une voie de rénovation et d’ouverture reposant sur  les fondamentaux « andersonniens » non dénaturés. Déjà lors d’entretiens que j’avais eus  avec la Grande Loge de Californie en mai 2013,  il avait été fait état d’inflexions qui avaient retenu notre attention. En effet, des « loges d’observances » ont fait récemment leur apparition. Leur particularité réside en des pratiques étrangement proches des nôtres : introduction de « Planches » et de prises de parole jusqu’alors totalement proscrites, passage par le cabinet de réflexion avant les initiations qui ne sont plus seulement une « entrée » en loge, planches d’impression d’initiation, cycles de formation des Apprentis, Compagnons et Maîtres à l’aide d’un didacticiel sur site Intranet dédié (afin de pallier aux insuffisances des Officiers qui devraient remplir cette mission et qui  n’y sont pas toujours aptes), allongement de la durée entre  les passages de grades. Reste cependant proscrit tout débat contradictoire en loge. Ils ont lieu en salle humide et ne sont déjà plus restreints aux seuls aspects du symbolisme. Ce qui ouvre la voie à la prise en considération ad libitum de questions de société. A Baltimore, début 2014, cette évolution n’a pas encore  été retenue comme une nouvelle règle, mais elle a été omniprésente dans les débats. Et même si la proposition de faire voter par les Grands Maîtres une résolution allant en ce sens ne fut pas adoptée par les délégués, c’est bien à une telle inflexion considérable de cette nature que nous assistons aujourd’hui. Elle marquera le sens de l’histoire de la franc-maçonnerie américaine qui vient de franchir un pas. En dépit des différences doctrinales, il y a là un socle sur lequel pourront ou pourraient travailler des francs-maçons que l’auteur qualifierait tout simplement de bonne volonté. C’est bien plus qu’un banal changement mineur  lorsqu’on sait que le système américain « classique » n’encourage guère au travail au sens où nous l’entendons au GODF. Seul importait jusqu’alors le Temple intérieur. Le plus souvent, l’entrée en Maçonnerie pouvait se traduire par quelques formalités, l’acquittement d’une modeste capitation à vie assurant de continuer à figurer sur les états des loges sans aucune obligation d’assiduité ni sans même jamais assister à aucune Tenue. Dans ces conditions que représentaient les effectifs nominaux affichés précédemment ? Ceux qui, aujourd’hui, côtoient les plus hauts responsables des Obédiences et des Juridictions des hauts grades américains ainsi que la Scottish Rite Research Society  de la Juridiction Sud, mais tout aussi bien les Frères américains des Ateliers symboliques les plus rigoureux et les plus exigeants, nuanceront leurs jugements. Ces relations fraternelles hors du temple autorisent à attester les grandes qualités maçonniques, intellectuelles et morales de nos « frères séparés », ainsi que  leur souvent très enviable degré d’érudition. Ils ne font pas mystère de leurs ambitions de travailler à un renouveau tout à fait digne des traditions américaines que la fameuse formule choc du « yes, we can » résume si bien et de s’en donner les moyens. Il y a là plus que de simples nuances qui devraient engager chacun à y être d’autant plus attentif, que nous observons plus globalement des mouvements maçonniques qui pourraient être comparés à ceux de plaques tectoniques  du plus grand intérêt. Autant d’excellentes raisons d’avoir une grille de lecture moins contrastée de ce qui se passe réellement dans la galaxie maçonnique Nord-américaine ici et maintenant. Mais l’enjeu, c’est déjà demain. Nous venons d’esquisser à grands traits quelques-unes des principales réflexions qui nous préoccupent en nous basant  sur des données objectives récentes.

Pour revenir au temps présent et poursuivre la réflexion sur la désaffection dont souffre aujourd’hui globalement la Maçonnerie américaine, et ceci n’enlevant rien à ce qui précède, arrêtons-nous un instant sur les facteurs pouvant en être à l’origine. L’absence,       dans les loges américaines, de tout débat de réflexion touchant à la société civile et le décrochage qui en résulte par rapport à celle-ci, pourrait bien constituer, en dehors de toute autre considération,  un début de réponse à la véritable crise d’assiduité comme de vocations à l’initiation qui traversent la plupart des loges américaines. D’où l’intérêt majeur qui revient aux récentes inflexions auxquelles il vient d’être fait référence. La lecture très contraignante et restrictive faite par les Grandes Loges américaines des « Constitutions d’Anderson » et des « Landmarks » (dont on devine aussi un encore balbutiant début de lecture ad libitum ?) comme de leurs obligations, constitue un frein important dans la mesure aussi où aucun débat de fond ne peut être introduit en loge. Même si l’histoire que nous avons déroulée par séquences, comme certains marqueurs culturels permettent d’expliquer la méthode, celle-ci est tellement en rupture avec les modes de fonctionnement d’une société contemporaine américaine, formée au débat d’idées, que l’observateur n’en sera que plus surpris. C’est sans doute un des facteurs déterminants du désintérêt qui se traduit par un déficit de demandes d’adhésion et un  absentéisme chronique. A l’exception de quelques loges « avant-gardistes », et il en existe, on commence seulement à déceler des frémissements qui ont encore du mal à se traduire dans des textes de résolutions obédientielles, nous l’avons vu,  comme en a encore attesté la dernière Conférence des Grands Maîtres. Un conservatisme frileux, qui contraste avec l’esprit d’innovation de la société prise dans son ensemble, s’est emparé de la franc-maçonnerie américaine. Elle peine donc à céder le pas à une génération plus jeune, d’esprit plus cosmopolite. Le poids de la « vieille garde » et dans une certaine mesure aussi  de la Grande Loge Unie d’Angleterre « dépositaire de la Vérité », constituent autant d’obstacles qui restent à surmonter. S’y attaquer avec résolution supposerait une farouche volonté pour y parvenir. Malheur à ceux qui aujourd’hui s’exposeraient en voulant brûler les étapes avec trop de hardiesse et donc à agir à découvert en terrain miné. Qui y aurait d’ailleurs intérêt ? C’est ce réalisme et c’est cette retenue librement et raisonnablement consentie qui permet de mieux comprendre la lenteur des évolutions amorcées. Elles doivent être considérées sur le temps long. Nous ne devons jamais perdre de vue le contexte socioculturel qui imprègne la franc-maçonnerie nord-américaine dont les rythmes ne sont pas ceux qui prévalent en Europe.

Si l’on aborde la question maçonnique sous l’angle des relations internationales, cette lente évolution est source d’espoir car annonciatrice d’un sursaut. Comme l’est aussi la prise de conscience de la part de certains des plus jeunes frères accédant à des responsabilités, qu’il existe bien un patrimoine commun et des valeurs initiatiques universellement partagées indépendamment de l’évolution des doctrines spécifiques aux obédiences. Nous l’avons vu en passant en revue les principaux signaux qui ont été délivrés en passant en particulier par la recherche et l’érudition en partage. Timidement encore, mais avec réalisme, un dialogue informel s’est noué d’abord de frère à frère. Les quelque cent cinquante Maçons du Grand Orient de France travaillant dans les cinq Ateliers de cette Obédience aux Etats-Unis et au Canada, singulièrement ceux des Ateliers des Hauts grades du Rite Ecossais Ancien Accepté, particulièrement bien placés pour les raisons historiques et propres au rite que l’on qualifiera sans difficulté – je le souligne à nouveau ici - de « franco-américain » par toute son histoire, y ont une part naturelle car les mieux armés pour pressentir, sentir, constater mais plus encore accompagner les possibles évolutions. Ceux et celles qui, de la Grande Loge Féminine de France en passant par celle aussi de Belgique et à la Grande Loge « George Washington Union » comme à  la Fédération du Droit Humain, agissent de concert et en lien avec des Obédiences amies Nord-américaines et Canadiennes qui y ont aussi leur part. Ces contacts ont pour objet  des recherches historiques, des échanges, des publications croisées, des causeries, parfois même une Tenue Blanche lorsqu’une loge s’enhardit.  Nous l’avons vu et vécu au travers  des actions de terrain conduites et expérimentées depuis bientôt vingt ans sans inutile tapage médiatique, mais également sans pour autant en faire mystère. Je n’oublie pas comment je  fus invité dès le 17 avril 2000 comme conférencier par la Loge Potomac N°5 à l’Orient de Washington, DC pour y porter une parole d’ouverture à laquelle les frères américains n’étaient pas habitués.  Cependant  ils permirent cette ouverture et m’accueillirent avec plus qu’une simple curiosité. Il n’est pas excessif de constater que ce fut un tournant non négligeable et l’amorce d’une prise en compte réciproque. Nous avons aussi évoqué les séminaires de la Grande Loge de Californie depuis le début de la précédente décennie. De la côte Est à la côte Ouest des Etats-Unis,  des fenêtres se sont ainsi ouvertes. Pour la première fois depuis longtemps, le dialogue s’est ainsi amorcé en commençant  timidement à éluder les questions doctrinales qui fâchent. Aucune de ces initiatives ponctuelles  ne s’assignait  pour objectif la recherche de la reconnaissance institutionnelle. L’innovation de ce dialogue original se situe délibérément dans l’intemporel, à l’instar de l’approche qu’avait Albert Pike en son temps. Sage parmi les Sages qui avait incontestablement une ambition maçonnique universaliste qui s’est perdue dans les méandres d’un long fleuve maçonnique et y a rencontré tant et tant d’écueils. Les corps et courants maçonniques divers, les « masonic streams » comme aiment à dire nos Amis américains, ont évolué comme les sociétés qui les ont portés. Il y a eu une dérive des Obédiences et des Juridictions maçonniques, comme il y a eu une dérive des continents. Nous savons avec l’anthropologue sénégalais Cheikh Anta Diop que l’Homme africain s’est mis en route pour essaimer sur tous les continents dont il a pris progressivement possession en s’adaptant aux environnements.  Lévi-Strauss  a éveillé nos consciences au métissage fécondant des hommes et leurs cultures. Galilée bien que contraint à abjurer, nous a aussi enseigné que la Terre tourne quoi qu’en disent les doctrines d’un temps donné. Les francs-maçons, peut-être plus spontanément que tous hommes, seraient bien inspirés d’apprendre à s’approprier cet espace d’un monde plus que jamais multipolaire, polymorphe et à apprendre à vivre en accord avec les principes universels qui fondent leur démarche depuis les origines du XVIIème  siècle. Des familles maçonniques sont certes nées des évolutions que l’Ordre a traversées au cours de bientôt trois siècles. La plasticité de la pensée maçonnique libérée rend les particularismes consubstantiels à notre démarche ; si elle est source de richesse par la diversité des options, elle est aussi à l’origine de notre faiblesse lorsque nous ambitionnons avec les meilleures intentions du monde de « réunir ce qui est épars ».  Les Obédiences et Juridictions affirment donc chacune légitimement leur « régularité » et leur « souveraineté ». Moyennant quoi, elles vivent chacune aussi leur vie comme bon leur semble dans leur environnement socio-politico-culturel et géopolitique restreint. Il serait assurément illusoire d’ambitionner de tous s’accorder sur un corps de doctrine unique qui serait celui d’une « orthodoxie maçonnique » réductrice. Elle ne peut exister car, au lieu d’être le « Centre de l’Union », elle serait le plus petit dénominateur commun. En revanche, le patrimoine maçonnique, riche de sa grande diversité, constitue un socle commun sur lequel, en procédant par touches, pourront bâtir demain des Francs-maçons de bonne volonté. Ils pourront ainsi  contribuer ensemble à l’amélioration de l’Homme et de la Société.  Mais chacun à sa manière,  dans le plein respect des identités et sur la durée d’une histoire longue. Ne disons-nous pas en formant notre chaîne d’union, que nous nous inscrivons dans la lignée des Ancêtres qui nous ont précédés ? Ils sont nos Ancêtres vénérés à  nous tous, les « Enfants de la Veuve ». Faisons en sorte que la Chaîne d’Union universelle s’enrichisse de maillons nouveaux et que ceux qui nous suivront s’y insèrent dans la richesse de leur diversité féconde comme les pionniers que furent La Fayette, Benjamin Franklin, George Washington et tant d’autres ont su nous en donner l’exemple. La franc-maçonnerie universelle recèle tant de potentialités que nul ne saurait en faire l’économie au moment où nos sociétés sont en quête de sens et de réponse à de nouveaux défis. En écrivant mon dernier ouvrage « Le Défi maçonnique américain » c’est en pensant à Jean-Jacques Servan-Schreiber que j’ai souhaité apporter ma petite part à cela et ceux qui souhaiteront approfondir le sujet pourront en faire l’acquisition après cette causerie et notre échange. Je remercie notre TCF Didier d’avoir pris l’initiative de cela.

Au moment de conclure retenons tous ensemble que les Francs-maçons du monde entier  ne doivent ni ne peuvent oublier  l’héritage que leur ont légué La Fayette et  Benjamin Franklin ni toutes les autres grandes figures de notre Ordre! C’est un message d’universalisme humaniste et précisément parce qu’il est questionné par les évolutions esquissées ce soir, il n’est que grand temps de le faire fructifier ensemble en partageant notre patrimoine commun mais pluriel, comme nos belles et généreuses ambitions avec tous les Maçons de bonne volonté et de toutes sensibilités! Que la traversée de l’Hermione et les escales américaines et canadiennes puissent fortifier cette noble ambition partagée. Tel est l’espoir que je formule. Déjà la Grande Loge de New York, en m’invitant à y prendre la parole le 20 juin dans le cadre des manifestations autour de l’Hermione, vient de délivrer un message en ce sens et la conférence mondiale pour la recherche et l’étude sur l’histoire de la Franc-maçonnerie qui vient de s’achever à la Bibliothèque Nationale à Paris le 31 mai 2015 confirme une tendance au dialogue, constructif et sans préalable, noué depuis 2007 à Edimbourg. Que les Maçons du monde aient choisi, sous la houlette d’Américains, de pérenniser ces conférences à Paris est un signal qui est lourd de sens. L’utopie deviendrait-elle réalité ? L’espoir est bien là !

Alain de Keghel

Montréal, le 18 juin  2015