Assia Djebar : Laïque ou l’Aïd ? Comment réaliser une séparation négociée entre Dieu et César ?

Pourquoi est-ce que notre société intellectuelle repousse la laïcité ? Ce rejet, sans doute, est le produit d’une faille historique que traînent depuis longtemps, en elles, notre intelligentsia et nos classes politiques, celles de la gauche comme celles de la droite.

Ainsi, et en toute simplicité, j’interprète la laïcité : dans une société laïque coexistent, en harmonie, des individus qui ne partagent pas les mêmes convictions. La laïcité assure la santé et le respect et le bonheur de “vivre ensemble” entre les citoyens appartenant aux différentes communautés religieuses, linguistiques ou autres, au lieu de les laisser fermées sur elles-mêmes. La laïcité est le respect même de la religion, en libérant cette dernière de tous les enjeux politiques.

 

Dans le roman La disparition de la langue française d’Assia Djebar, je vous invite à le lire ou à le relire, l’écrivaine en prophétesse a pressenti le danger qui guette la nouvelle Algérie indépendante. Un danger qui est la conséquence d’une religionalisation de l’État et de la société.

Dans un passage angulaire dans La disparition de la langue française, la romancière pose une problématique centrale qui est l’analphabétisation politique qui frappe les moudjahidine (les révolutionnaires) appartenant, dans leur majorité, à une couche sociale pauvre, rurale et illettrée:

“ - Après l’indépendance, conclut-il ardemment, il y aura plein de questions à discuter, de directions à choisir… Par exemple, voici une question essentielle, et il passa au français, seulement alors : “Est-ce que l’Algérie sera un pays laïque ?”

Certains, autour de moi, s’empressèrent de traduire cette phrase à ceux qui ne parlaient qu’arabe ou berbère : “L’Algérie”, ils n’avaient pas besoin de traduire, tous avaient répété el Djezaïr ; “un pays”, bien sûr, ils ont traduit. Mais ils ont tous buté sur le mot laïque.

Ce dernier mot, je me souviens, a circulé comme une rumeur autour de moi. La plupart avaient compris l’Aïd avec prononciation française - car “laïque”, ils n’avaient jamais entendu ce vocable, durant ces six ans de lutte collective...

Mon frère, qu’est-ce que vient faire l’Aïd ici ?

Et, en effet, pensèrent la plupart, cela fait bien longtemps que l’idée même de la fête (“l’Aïd” en arabe) ne nous effleurait plus. Le nouveau venu nous fixa, stupéfait :

J’ai dit – et il répéta le mot français, en décomposant les deux syllabes : LA-ÏQUE !, pas l’Aïd !

Je te rapporte cette scène, Nadjia, et je ne m’aperçois que ce terme de laïque n’avait pas encore, pour nous tous, son reflet en arabe… De nombreux mots arabes et berbères existent pour un “consensus”, un “conseil de représentants”, un “diwan”, je ne sais quoi encore. Mais la laïcité ? Un vide, un non-concept, chez chacun de nous, dans ce camp et, je dois l’avouer, un vide aussi dans ma tête d’alors !” (pages 163 et 164, éditions Hibr, Alger 2014)

Dans ce passage fort en sa charge politico-philosophique, Assia Djebar nous dit : si le peuple algérien a choisi avec conviction la guerre de libération nationale contre le colonialisme, c’est pour adhérer à la modernisation, à la liberté collective et individuelle, à la dignité humaine, à la justice terrestre. Et pour réaliser ce rêve qui est l’indépendance, il faut, en urgence, libérer le citoyen de l’hégémonie de la religion fanatique. Il faut mettre plus de visibilité sur “le vivre ensemble”, sur la pluralité, sur le respect de la diversité qui est la matrice garante de l’unité nationale et territoriale.

Certes, nos parents ont mené une guerre de libération exemplaire en matière de courage et d’humanisme, mais nous n’avons pas, malheureusement, pu façonner une indépendance à la mesure du rêve qui habitait cette guerre juste et noble.

La religion seule, qu’importe la religion, avec tout ce qu’elle fournit, en ces temps qui courent, de discordances et de sang dans les sociétés modernes ne pourra jamais répondre à l’attente d’un citoyen qui cherche à vivre son temps spirituel et matériel en toute liberté et en toute quiétude.

Oui, nos parents ont réalisé une brave révolution historique, mais cette grande révolution humaine et juste, quelques années plus tard, s’est vu comme noyée dans l’islamisme. Proie facile pour la religionisation sociétale et politique. Cette faille historique n’est que le fruit de l’incapacité de l’intelligentsia algérienne de proposer un autre modèle de vie moderne. La politique, chez nous, après l’indépendance, s’est vue vite séparée de l’histoire. Elle s’est vite vidée de l’histoire. Et elle s’est trouvée branchée à la religion.

Dans le roman La disparition de la langue française, Assia Djebar pose, avec courage créatif, la question du religieux qui pèse sur l’imaginaire du citoyen algérien et ainsi commande son rapport à la notion du temps, à la notion du travail et à l’histoire.

 

Amine Zaoui

Liberté - Algérie / 14-07-2016