Dans une Europe qui, depuis le Traité de Rome – acte fondateur – et sous les impulsions conjuguées de Gasperi, Monet et Schuman n’a finalement pas si mal marché, n’en déplaise à ses détracteurs zélés, les voix de ceux qui ne voient que les seuls effets systémiques d’une crise mondiale, n’en finissant pas depuis 2008, en feraient presque oublier tous les acquis. Certes, notre espace subit de plein fouet, comme le reste du monde et peut-être un peu plus encore, l’onde de choc d’une politique hypothécaire américaine irresponsable et dévastatrice qui atteste de l’interdépendance dans laquelle nous vivons tous aujourd’hui, à l’ère des grands ensembles.

 

Mais, ce faisant, nous avons tendance à vivre le temps présent en occultant le temps long de l’histoire.Il est vrai que le spectre de la crise de 1929 est toujours présent dans la mémoire collective qui, heureusement, espérons-le, n’oublie pas la radicalisation politique extrême qu’elle eut pour conséquence avec le Fascisme, le Nazisme et le Franquisme pour déboucher sur une Deuxième Guerre Mondiale combien meurtrière. Sans parler des persécutions ni des camps de concentration et de leur horreur incommensurable. Or, l’Union européenne a bien permis d’établir la paix sur notre continent ravagé par les guerres, des siècles durant. Et cependant, notre vieux continent ne semble pas immunisé contre l’hydre des extrémistes qui, exploitant la veine populiste, menace les acquis si chèrement conquis. Espérons que les sondages d’opinion précédant les élections européennes de mai 2014 prédisant un désamour des électeurs et, pour reprendre le titre d’un récent ouvrage, La fin du rêve européen, *finiront par être démentis. De fait, les observateurs sont nombreux à converger dans l’analyse que les citoyens ne trouvent pas leur place au sein du système politique européen qui a négligé la place des valeurs. Le « déficit démocratique » est particulièrement sensible à travers le faible intérêt porté par les citoyens au processus d’intégration européenne, et surtout à travers l’accroissement, ces dernières années, des attitudes hostiles à l’égard de l’Union européenne dans l’ensemble des Etats membres. Aux « eurosceptiques », Jacques DELORS, ancien président de la Commission européenne, oppose volontiers le volontarisme et la nécessité d’un projet suscitant à nouveau l’adhésion de citoyens invités à rêver d’un avenir meilleur. Il se fonde sur l’impérieuse nécessité qu’ont les Européens à poursuivre, dans la solidarité et donc dans l’effort, une oeuvre qui, depuis la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, revêt une dimension nouvelle. Depuis lors, en effet, l’Europe s’est progressivement ouverte aux pays qui avaient si douloureusement subi les funestes conséquences de la Deuxième Guerre mondiale et la domination soviétique. Certes la Yougoslavie de Tito, héros incontestable de la résistance au Nazisme, avait-elle affirmé sa différence. Mais l’unité yougoslave s’était opérée, elle aussi, sous l’emprise communiste et elle ne devait pas longtemps résister à la résurgence des identités nationales. Nous avons alors été témoins des convulsions dévastatrices qui ont su durement éprouvé les Balkans avant que n’émergent des Etats aujourd’hui en pleine reconstruction et qui s’inscrivent légitimement dans le concert des Nations européennes. C’est notamment le cas de la Croatie dont nous pouvons nous réjouir qu’elle ait pu réunir les conditions pour rejoindre l’Union européenne.

L’entrée de la Croatie, le 1er juillet 2013, comme vingt-huitième Etat membre de cet ensemble, pourrait bien être là pour nous réconcilier avec l’utopie de ce beau rêve auquel ont adhéré plus de 66% des électeurs croates lors du référendum de janvier 2012. Par delà leur aspiration à rejoindre une vaste et puissante entité économique régionale – l’Europe constitue, avant les Etats-Unis d’Amérique, le premier et plus important ensemble commercial du monde – les citoyens croates rejoindraient-ils cette aspiration des pères fondateurs, qui fut de créer à partir de l’histoire, de cultures et de traditions nationales, une communauté de destin reposant sur des valeurs européennes partagées ? La Communauté Economique Européenne à six était aussi une communauté de valeurs. Et si la crise financière que nous vivons n’était que le révélateur d’une crise des valeurs européennes?

Autant de réflexions qu’inspire, à ceux qui la connaissent, la relation très ancienne, singulière et non dénuée de tumultes entre la Croatie, le Piémont et Turin. Nous savons tous l’affirmation identitaire forte, mais souvent contrariée, que reflètent des acteurs opérant aux XVII et XVIIIème siècles dans un espace adriatique disputé par les puissants et encombrants voisins plus ou moins proches. C’est Venise, ce sont les Ottomans, l’Empire austro-hongrois des Habsbourg, celui français de Napoléon Bonaparte, mais en contre-point une relation particulière avec Turin et le Piémont, peut-être moins bien connue avec des acteurs allant de Ivan Sibencanin, maître de chapelle du Duc de Savoie et initiateur de la musique croate au XVIIème siècle, jusqu’au chef des Oustachis, Ante Palevic, de sinistre mémoire, d’abord incarcéré en prison, puis assigné à résidence à Turin après l’attentat de Marseille en 1934 au cours duquel furent assassinés le roi Alexandre de Yougoslavie et le ministre des Affaires étrangères Barthou.

Si l’on remonte le cours de l’histoire et que l’on considère la période des Lumières, comme l’influence des milieux intellectuels et politiques fréquentant les Loges maçonniques, leur rôle en Croatie mérite quelque attention s’inscrivant déjà dans une réflexion géopolitique. En effet, les premières loges croates furent créées dès 1759. Ce fut à Glina la Loge « Ratno prijateljstvo » (L’amitié de la Guerre) et elle fut bientôt suivie d’autres, comptant dans leurs rangs des notabilités croates de premier rang. Des courants d’échanges féconds s’y développèrent avec le Grand Orient de France et celui d’Italie plus particulièrement. Or, il est de notoriété que les loges maçonniques furent les creusets d’une sociabilité nouvelle, ouverte et régénératrice, ayant notablement favorisé l’éclosion de courants de pensée éclairés qui ont contribué à l’évolution des sociétés en Europe depuis le début du XVIIIème siècle. Il est donc à parier – mais ce pourrait-être le sujet d’une étude approfondie restant à accomplir - que ce fut également le cas en Croatie et dans sa relation avec Turin, par excellence foyer maçonnique historique piémontais.

Paris, le 14 novembre 2013

Alain de KEGHEL

Diplomate de carrière en retraite

*)La fin du rêve européen (Stock, Paris 2013) de François Heisbourg