Quelques souvenirs, quelques principes

Malgré une tradition puissante de culte dantesque depuis la Renaissance, la France n’a pas connu cette forme hautement institutionnalisée dont l’Allemagne, l’Angleterre, l’Amérique et finalement l’Italie ont donné l’exemple. A Nice, le Centre Universitaire Méditerranée créé sous les auspices de Paul Valéry (CUM) a hébergé  une Société d’études dantesques, esquissée avant la guerre par le P. Auguste Valensin et Ernest Mignon, et réunie à partir de 1947 autour d’André Pézard, de Paul Renaudet, Mario Roques et Etienne Gilson, avec le soutien constant de la Società Dantesca Italiana en la personne de Francesco Mazzoni. Mais l’entreprise n’a pas survécu à la mort d’André Pézard (1984) et les publications, intégrées aux Annales du Centre Universitaire Méditerranéen, n’ont jamais obtenu la notoriété que les belles contributions retenues méritaient. C’est pourquoi j’ai pensé, avec quelques amis, qu’il était nécessaire de reprendre à nouveaux frais cette initiative en l’orientant vers une institution plus durable et plus visible. Nous étions en 2015, l’année du 750ème anniversaire de la naissance du poète. L’Europe était secoué par une crise sans précédent et Paris venait d’être blessé à deux reprises. L’heure d’un retour à l’idée d’une paix universelle, telle qu’elle fut entrevue et célébrée par Dante, était venue.

 

Après une première cérémonie le 5 décembre 2015 au Palazzo dell’Arte della Lana, où j’ai pu exposer notre dessein face aux grands témoins de la vie des Sociétés dantesques dans le monde, Rainer Stillers, Marcello Cicutto, Albert Russel Ascoli, assistés de Francesco Ghia de l’Université de Trento, nous avons pu procéder à la fondation en Sorbonne de notre Société dantesque de France (SDdF, vice-Président Pasquale Porro, professeur de Philosophie médiévale à Paris IV). Il suffit désormais de se connecter sur www.dantesque.fr pour connaître les statuts et les personnalités impliquées dans le développement de cette nouvelle association toute dévolue à la connaissance et la diffusion de l’œuvre de Dante.

J’ai insisté, lors de mon propos introductif en Sorbonne, sur le lien si particulier qui unit Dante et la France. J’ai fait valoir, au-delà des liens du poète italien avec les théologies enseignées à Paris au XIIIème s.et les formes poétiques issues du Roman de la Rose, que Dante n’est devenu chez nous une valeur universelle qu’au lendemain de la Révolution française et de l’Empire, comme s’il avait fallu les grandes souffrances historiques de cette période pour faire entrevoir ce que signifiait Enfer pour l’humanité en quête d’un ordre politique vrai. Les grands artistes du romantisme ont tout de suite répondu à l’appel des circonstances. Si Chateaubriand préfère encore Torquato Tasso à Dante dont il réprouve la «bizarrerie», Delacroix, Balzac, Baudelaire, Gérard de Nerval, Victor Hugo, Gustave Doré, Auguste Rodin ont porté le culte de Dante à une telle dimension qu’une «Société dantesque» moderne ne pourra jamais en restituer toute la puissance d’évocation. C’est encore en France que la question de l’ésotérisme de Dante s’est embrasée lors du face-à-face entre Gabriele Rossetti et Eugène Aroux, que la lecture catholique de Dante a connu ses formulations les plus engagées à la suite de Frédéric Ozanam, et plus tard de Paul Claudel, c’est en France aussi qu’une exigence de lecture rigoureuse s’est développée, à la fois sous l’impulsion de l’historien de la Philosophie médiévale, Etienne Gilson, et de l’italianiste, André Pézard: celui-ci fut le traducteur unique, d’une érudition scrupuleuse, des œuvres complètes dans la collection «La Pléiade», tandis qu’Augustin Renaudet et Paul Renucci esquissaient des grandes synthèses sur l’humanisme de Dante, pour ne rien dire de Marthe Dozon ou de Jean Hein.

Pendant ce temps, Dante continuait d’être objet de débat chez les théoriciens de l’avant-garde, comme Philippe Sollers. C’est à l’attention de Sollers pour «l’expérience des limites» qui se joue dans l’écriture de Dante que nous devons la traduction par Jacqueline Risset de la Comédie et des Rime, ainsi que des essais suggestifs comme celui qui, précisément, s’intitule: Dante écrivain, et date de 1986.

Que reste-t-il donc à faire pour la Société dantesque de France, si la France possède deux traductions des œuvres complètes, celle déjà mentionnée d’André Pézard et celle réalisée sous la direction de Christian Bec, et si, à la tâche patiente des traducteurs, s’ajoute celle des commentateurs, historiens, philosophes ou écrivains ? Rien, sans doute, comme il arrive à ceux qui viennent trop tard, — tout, si nous considérons le caractère énigmatique de l’œuvre de Dante. Tout converge en effet en France, comme ailleurs, pour expliquer Dante. Mais solliciter les forces latentes de son poème, voilà une toute autre tâche. Elle se confond avec la question de la survie de la création poétique dans notre temps. Elle partage cette question avec les plus grands moments de la pensée moderne.

En 1965, une voix d’une autre source, celle du poète Saint John Perse (1887-1975), prix Nobel de Littérature en 1960, a repris ces questions difficiles dans son discours «Pour Dante» prononcé au Palazzo Vecchio pour le 700ème anniversaire de la naissance du poète. Face à Dante, Perse invite avant tout à se pencher sur le «mystère de sa survivance poétique» car «le fait Dante se confond de lui-même avec le grand fait poétique dans l’histoire de l’homme d’Occident.» C’est inviter les fidèles de Dante à entrer dans un autre temps que celui d’une histoire prosaïque pour se confronter aux grands cycles du poème dans l’histoire du monde. Cette question, devenue familière depuis Giambattista Vico ou Hölderlin, est rendue plus aigüe pour quiconque entre dans le grand chant dantesque. Je ne veux pas limiter par là la portée spéculative de la «dantologie» à la seule histoire littéraire, mais souligner qu’il n’y a de prise en charge réelle de Dante que sous la garde de la poésie: «Œuvre de poète et non plus d’humaniste. Le seuil métaphysique n’est là franchi que par la connaissance poétique, l’évasion philosophique procède moins d’une spéculation que d’un sentiment», tel est l’ultime avertissement d’un poète à un poète.

Nul doute que ces remarques ne feront pas l’unanimité et donneront matière à de longs débats. André Malraux, dans ses grandes récapitulations du «Musée imaginaire», a eu des intuitions semblables. Ces vues de synthèse ne doivent pas, naturellement, entraver l’établissement des textes et les approches historiques pour appréhender le temps dans lequel Dante a pensé et écrit. Mais elles sont inséparables de toute conscience du temps dans lequel nous, nous lisons Dante et abordons son témoignage. Elles sont la mesure de la provocation qui s’attache à l’oeuvre poétique quand elle transite d’un passé assignable à un présent aléatoire.

La Société dantesque de France est encore bien jeune pour avoir une conscience claire du sort qui lui est réservé. Elle est née du rassemblement de philosophes, de philologues, d’historiens de la littérature et cherche encore ses marques. Elle est née de grandes circonstances, ayant trouvé sa nécessité entre les célébrations de la naissance du poète et celles de sa mort. Mais elle ne s’en tiendra pas à la mémoire des anniversaires. Elle a trop conscience de la gravité de l’heure pour nos sociétés qui cherchent encore un livre sur lequel asseoir leur précaire pérennité. Nul doute que la constellation Dante, avec son soleil et ses planètes, la Commedia et les Minora, pour parler comme Gabriele Rossetti, jouera un rôle non négligeable dans la construction d’une mémoire commune. Ce n’est pas pour rien que j’ai proposé pour devise à nos travaux: 

«Io vidi la speranza de’ beati».

N’est-ce pas assez dire que nous n’échapperons pas à la descente aux Enfers?

Et de fait, Acheronta movebo, cette parole de la fureur dans Virgile, qui a si profondément marqué le parcours de Freud, appartient par héritage direct à Dante.  La colère de Junon contre Enée devient, chez Dante, la colère de Béatrice contre son amant. C’est elle qui, pour lui, réveillera l’Enfer pour l’y plonger. Cet Enfer sera finalement voie de passage et de salut pour Dante, comme la guerre du Latium sera une voie de fondation pour Rome. Mais entre temps, Dante aura connu la colère des femmes, comme Orphée. Il aura subi l’épreuve de Méduse. Il aura connu ces affrontements parce qu’il aura connu les guerres du désir. A ce titre, l’œuvre entière n’est que le développement des grandes scènes d’hallucination de la Vita Nova en son chant XXIII:

Visi di donne m’apparver crucciati,
Che mi dicean pur: morra’ti, morra’ti.

Partout des femmes ensanglantées, partout des présages de mort, partout des castrations qui sont des jouissances. Reportée à sa racine, la dantologie est une science transcendantale du désir, c’est pourquoi elle appartient plus à la haute éthique qu’à toute science humaine. Et Dante nous en a fait mesurer le prix en plaçant l’Ethique par-delà même de la Métaphysique, comme l’éther se meut à une vitesse infinie au-dessus de la sphère des fixes. Cet éthique cependant n’est pas une morale de la volonté mais toujours un art d’aimer. Mais l’amour de Dante est fort comme la mort, selon la leçon du Cantique des Cantiques (VIII, 6):

Place-moi comme un sceau sur ton cœur,
Comme un sceau sur ton bras
Car l’attachement d’amour est fort comme la mort
Et dur comme une étreinte infernale.
Les flambeaux de la passion sont des flambeaux de feu et de flammes.

Qui est à la mesure dans notre poésie de cette étreinte ? Poésie ne veut pas seulement dire une liaison de voyelles, mais cette liaison même au cœur de la guerre et de l’amour. Telle est l’antique leçon des Troubadours.  Jacques Roubaud, dans son célèbre ouvrage sur cette poétique, La Fleur inverse, qui date de 1986, reprochait à Dante de n’avoir pas su se confronter jusqu’au bout aux défis de la courtoisie et d’avoir abandonné la guerre d’amour pour les consolations de la religion. Si Dante garde un droit de réponse face à cette accusation audacieuse, c’est bien par le mouvement qui le fait aimer en hiver comme en enfer, dans la glace comme dans le feu :

la terra fa un suol che par di smalto,
e l’acqua morta si converte in vetro
per la freddura che di fuor la serra:
e io de la mia guerra
non son però tornato un passo a retro,
nè vo ’ tornar ; ché, se ’l martiro è dolce,
La morte de’ passare ogni altro dolce. (R.  43, C)

Rien ne résiste à cet amour, et c’est à cette seule condition qu’il meut le monde. Cette conclusion n’a rien de lénifiant et peut se confronter à la phrase célèbre de la Préface à la Phénoménologie de l’Esprit:

On peut, si l’on veut, dire de la vie de Dieu et de la connaissance divine qu’elles sont un jeu de l’amour avec lui-même ; cette idée retombe au niveau de l’édification, et même dans la fadeur lorsqu’il y manque le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif.

N’y a-t-il pas un pressentiment de cette sagesse grave chez celui qui disait:

da tutte parti l’alta valle feda
tremò sì, ch’ i ’ pensai che l’universo
sentisse amor, per loqual è chi creda
più volte il mondo in caos converso. (Inf. XII, 39-45)

Bruno Pinchard

Président de la Société dantesque de France